Les cendres du tô, ou l'origine des habitudes alimentaires...
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Je vous parlais dans le dernier post des difficultés que rencontraient les programme de diffusion de la spiruline du fait de la difficulté de modifier les habitudes alimentaires. Parlons-en...
Récemment, j'ai croisé le responsable d'une petite association œuvrant pour un village dogon. Il semblait un peu dépité parce que, malgré ses efforts et toute sa bonne volonté, son projet ne prenait pas. Son programme, d'après ce que j'en ai compris, consistait à révolutionner totalement les habitudes alimentaires du village (se basant sur une "plante miracle bourrée de vitamines" dont les habitants devraient dorénavant faire leur sauce), et modifier même le système de production agricole du village (puisqu'un système, tout aussi miraculeux et économe en eau, de culture sur planchette de bois était conjointement développé) !
Outre le fait que c'était là visiblement un projet pensé en France, et totalement déconnecté des réalités locales (le plus beau des projets ne pourra être réalisable que s'il est pensé par ceux à qui il est destiné. Si l'on veut aider quelqu'un, la meilleure façon est semble-t-il de l'aider à se sauver lui-même), il sous-estimait la force et l'inertie des habitudes alimentaires.
Le terme d'"habitudes" est trompeur par sa connotation superficielle. Les habitudes relèvent en fait le plus souvent d'une origine lointaine, et d'une sélection naturelle très longue. C'est ce qui rend les études d'anthropologie de la nutrition si fascinantes ! A ce titre, l'exemple de l'alimentation en pays Dogon est assez parlant.
Le régime alimentaire dogon est basé essentiellement sur la consommation d'une pâte de mil, le tô, servie avec une sauce à base de feuille de baobab (c'est à essayer une fois... en général on n'y revient pas !). Ca peut paraître peu ragoûtant, mais la préparation du tô se fait en ajoutant de la potasse, obtenue avec les cendres des tiges de mil brûlées...
Et ce n'est pas un hasard, la potasse est un agent alcalinisant (qui augmente le pH). <science> Les groupement COOH de certaines molécules des parois végétales (les pectines) se voient alors arracher leurs protons (H+) et se retrouvent donc sous la forme COO-. Comme les 2 mêmes pôles d'un aimant, les différents groupements COO- se repoussent alors (tandis qu'en milieu neutre ou acide, la forme COOH des pectines ne se repoussent pas), fragilisant ainsi les parois.</science>
Tout ça pour dire que la potasse, en augmentant le pH, favorise la dégradation des parois végétales des graines... et permet l'obtention d'une pâte molle.
Par ailleurs, au-delà de l'intérêt culinaire, une cuisson en milieu alcalin présente également un intérêt nutritionnel en permettant une réaction chimique appelée "saponification" (<science> destruction de liaisons esters, entre un OH d'un alcool et un COOH d'un acide </science>). C'est ce qui se passe lors de la fabrication du savon (d'où le nom de saponification). Elle permet de libérer l'acide nicotinique (qui était sous forme de nicotinyl esters) et de rendre biodisponible cette vitamine PP (ou B3). Cela permet, pour les populations qui utilisent cette technique, d'éviter la pellagre. C'est en tout cas ce qui a été observé chez les Amérindiens faisant macérer le maïs, avant la cuisson, dans des cendres végétales ou de l'eau de chaux. Il semblerait que cela relève de la même chose au Mali, d'autant qu'on observe également cet ajout de potasse ou de cendre dans la préparation du couscous de fonio.
Pourquoi je vous dis tout ça ? Parce que cet exemple montre bien que ces pratiques, dont ni les Amérindiens, ni les Dogons n'ont évidement conscience des conséquences chimiques, leur sont absolument indispensables. Ces habitudes sont le résultat d'une sorte de sélection naturelle : ceux qui ont, pour une raison ou une autre, commencé un jour à cuisiner de cette manière, ont probablement eu un meilleur taux de survie et cette pratique s'est donc répandue, soit en étant transmise, soit simplement en augmentant, du fait de ce meilleur taux de survie, le nombre des pratiquants par rapport à ceux qui ne le faisaient pas !
Les cas dogon et amérindien sont d'autant plus intéressants que l'on a là un exemple de convergence évolutive : de manière totalement indépendante, ces 2 ethnies sont arrivées à développer les mêmes techniques, étant soumis aux mêmes contraintes !
Les "habitudes" alimentaires ne relèvent donc pas simplement d'un goût ou d'un usage volatils, qui pourraient se modifier en un rien de temps. Elles sont issues de gestes dont les origines se perdent et sont le fruit d'une sélection face à des contraintes bien précises... Autant dire que, quand bien même le désir de changer d'habitudes viendrait de la population concernée, ça ne se fait pas du jour au lendemain... et les modifier sans réelles connaissances en nutrition peut s'avérer pour le moins hasardeux : la pellagre fut ainsi un véritable fléau au XVIIIe siècle pour les populations européennes (Espagne, nord de l'Italie) qui consommaient presque exclusivement du maïs, importé à l'époque et depuis peu d'Amérique, mais sans les technologies culinaires adaptées.